“Paul Morin, maître sonnettiste”

by Henry Cohen



Au début du XXe siècle, Paul Morin et trois de ses amis intimes, Marcel Dugas, René Chopin at Guy Delahaye, partent du Québec, s’installent à Paris et s’introduisent dans un milieu littéraire dont une partie importante continue à étre définie par la poétique parnassienne et celle du symbolisme. En faisant cela, ces “exotistes” rejettent consciemment les tendances principales de la littérature canadienne-française telles qu’elles sont définies par les critiques nationalistes et catholiques qui prétendent être les arbitres dominants de la culture québécoise. Réagissant contre le triomphe de la civilisation anglo-canadienne dans la plupart du pays, ces secteurs socialement réactionnaires proposent comme les seuls thèmes littéraires acceptables l’évocation de l’histoire québécoise, la valorisation des coutumes anciennes et l’adhérence à un certain catholicisme janséniste vielli et autoritaire.

André Major indique la rupture radicale dans l’histoire littéraire que représentent les “exotistes”:

Au début du siècle … un groupe d’écrivains se réunissent pour clamer son indépendence et prêcher l’art pour l’art…. Dédaignant, condamnant parfois violemment le régionalisme littéraire dont c’était alors l’âge d’or, des poètes comme Paul Morin, Marcel Dugas, se rendaient à Paris se ranger à l’ombre des poètes parnassiens et symbolistes…. Jusque-là, c’est un fait établi, la littérature canadienne-française avait tous les caractères d’une propagande, d’un service social, plus que ceux d’une activité proprement littéraire. (135)

En effet, dans un discours célèbre prononcé à l’Université Laval en 1904 et intitulé “Notre littérature en service national,” Camille Roy, le critique qui à son époque a le plus d’influence, déclare “… le rôle des lettres canadiennes … est, avant tout, un rôle de service national. Servir: telle doit être la mission de l’écrivain, et telle la mission d’une littérature. C’est pourquoi l’écrivain doit rester en contact étroit avec son pays et, si l’on peut dire, exister en fonction de sa race” (102-03).

Dans un article sur la poésie de son ami René Chopin, Marcel Dugas se moque de cette idée, proposant que les lettres québécoises se libèrent du patriotisme étroit afin d’accéder à une certaine universalité: [page 27]

“‘Servez’, disent des bateleurs trop connus; ‘servez ou vous allez périr’…. Oh! vous voulez que l’on serve, vous nous renvoyez à une tâche poétique de votre choix, où la liberté et l’élan nous seraient forcément mesurés…. Vous voulez que nous servions des intérêts actuels … quand il y a, au-dessus d’une unité flottante et dérisoire comme celle de la nation canadienne, une vérité d’art universelle, des chants que toutes les races ont entendus non sans frémir…. (154-55)

Voulant être leur ma”tre et réclamant contre l’orthodoxie culturelle québécoise, les poètes “exotistes” font tout leur possible pour se différencier de la sobre et moralisatrice “littérature du terroir,” glorifiant les civilisations anciennes païennes–non seulement la Grèce et la Rome, mais aussi le Moyen-Orient– et chantant les beautés et l’histoire de l’Europe contemporaine, renaissante et moyenâgeuse. Aussi est-il possible d’envisager l’exotisme et le paganisme de Morin dans Le Paon d’émail comme une révolte juvénile contre certaines croyances oppressives et comme un aspect d’une pose esthétique au moyen de laquelle le jeune poète cherche à pendre sa place dans un lignage littéraire élégant et cosmopolite différent de celui, peu raffiné et intellectuellement borné, des lettres québécoises de son époque.

Voilà le contexte historique et polémique dans lequel il faut situer le premier recueil de Paul Morin.

Lors de son séjour à Paris où il a fréquenté le salon de la comtesse Anna de Noailles, il a été influencé par plusieurs poètes symbolistes et parnassiens, y compris Gregh, Régnier, Verlaine, Banville, Gautier, Leconte de Lisle et Heredia. Pour bien apprécier l’art de Paul Morin, il suffit d’examiner ses sonnets. D’abord, ce partisan de l’art pour l’art désire ma”triser quelques-unes des formes fixes les plus exigeantes de la poésie européenne–le sonnet, la rime tierce, l’ïambe et l’épigramme–afin de s’inscrire consciemment au lignage des grands poètes et de faire preuve de sa virtuosité.1 D’ailleurs, le sonnet est la forme préférée des parnassiens––et surtout de José Mar’a de Heredia–sur les principes esthétiques et moraux de qui Morin modèle sa poésie et son comportement. Cette fidélité à la doctrine parnassienne se révèle le plus clairement dans son premier recueil, Le Paon d’émail. Il y a aussi en France, à l’époque où Morin y habite, une tendance opposée à l’imitation exacte des modèles, celle de l’expérimentation formelle, qui attire ce virtuose de technique. On remarque cet aspect de son oeuvre dans son deuxième recueil, Poèmes de cendre et d’or.

Dans six sonnets, Morin expose l’idée que le Parnasse est à la fois un ensemble de principes esthétiques et une morale personnelle. [page 28]

Il est ironique que pour exprimer le plus précisément son art poétique parnassien et sa morale stoïcienne le poète ait recours, dans “AIΣØHTHΣ,” au style classique de la Pléiade: un vocabulaire peu recherché, des unités syntaxiques qui correspondent exactement aux dimensions des strophes et l’anaphore comme le principe d’organisation de la pensée et des strophes. En fait, l’architecture équilibrée et l’expression simple et claire semblent s’inspirer des Antiquités de Rome de Joachim Du Bellay. Pourtant, les principes poétiques sont ceux du Parnasse–la perfection de la forme, l’attention à l’harmonie et à l’euphonie, et la description au coloris vif–exprimés au moyen de métaphores et de comparaisons qui rappellent celles de Théophile Gautier dans “L’Art”:

Celui qui sait l’orgueil des strophes ciselées,
Le rythme et la douceur du vers harmonieux,
Et, comme un émailleur de vases précieux,
Gemme de rimes d’or ses cadences ailées.

La plupart du sonnet propose une façon de vivre–le dévouement complet à la poésie et à la beauté, la pureté de l’entreprise poétique, l’impassibilité, la supression des passions, la solitude et la recherche de la tranquillité–qui fait de la vocation littéraire une espèce de sacerdoce ascétique.

Dans “ΣOØOΣ”, Morin réaffirme son idéal de conduite stoïque en dressant une comparaison qui renferme deux beaux exemples de l’amplification. Les quatrains évoquent une coutume grecque antique tandis que les tercets dépeignent un moyen de vivre. De même que les esclaves conservent la fraicheur de la neige en la couvrant de branches pour que la chaleur du soleil ne la fonde pas avant qu’elle n’arrive à une villa d’Athènes, de même le “je” du poème, tout en évitant l’amour, garde l’objectivité de la pensée et le calme des sentiments. Pour lui, le Souverain Bien consiste dans l’appréciation de la beauté dans ses formes littéraires et botaniques:

Et nul n’est plus heureux que moi lorsque mon front
Se penche sur les vers d’une eurythmique strophe
Ou des fleurs d’oléandre et de rhododendron….2

Morin adopte comme emblème de ce recueil–et de son art poétique–le paon, à cause de son coloris vif et de sa forme complexe, et parce qu’il écrira sous l’enseigne du mystère, du silence, de l’orgueil et de la pureté, des qualités qu’il attribue à cet oiseau: [page 29]

Mais j’aime plus encore l’oiseau mystérieux
Dont tu fis rutiler la tra”ne impériale
                   •      •      •
A la gloire du Paon, sphinx orgueilleux et pur….
(“Liminaire: Sur l’évangéliaire de Noailles”)

Comme chez Heredia, l’éloquence verbale de notre poète s’inspirera de la beauté éblouissante des objets qui n’ont pas de voix et du silence des personnes dont la noblesse de caractère s’exprime dans leurs gestes. Faisant allusion de nouveau à “L’Art” de Gautier, il rapproche son écriture à l’art de l’enlumineur de manuscrits moyenâgeux–“Et de ma plume où tremble une goutte d’émail”–ce qui implique que sa poésie durera à cause de la perfection de sa forme.

Comme son ma”tre Heredia, qui était un connaisseur de la monnaie antique, Morin étale, dans “A Junon”, ses connaissances numismatiques. Le thème de l’éternité de l’art–la monnaie samiate qui porte l’image du paon–et de la nature éphémère des états–la disparition de Samos–se trouve aussi dans “L’Art” de Gautier: “Et la médaille austère / Que trouve un laboureur/ Sous terre/ Révèle un empereur.”

Dans ce sonnet, Morin manifeste sa ma”trise de la musique. Au vers 10, l’euphonie est produite par la répétition du syllabe ver avec la variation ter et la présence de deux r dans deux de ces mots et de trois t dans des mots consécutifs:

Au revers que le temps s’évertue à ternir.

Au vers 12, la série de consonnes fricatives et occlusives qui expriment l’effet que produit le temps sur la surface d’une pièce de monnaie–des rides–est un bon exemple de l’harmonie imitative:

Sur le disque rugueux se dessiner encor….

Aux vers 13 et 14, la concentration de voyelles nasales aux premières hémistiches exprime la solennité de la dévotion des Samiates pour Junon et la répétition du mot “nom” rapproche l’appélation de la déesse à celle de l’oiseau qui la symbolise:

[Ils] Joindront ton nom divin, ô fille de Saturne,
Au nom du paon gravé sur nos statères d’or! [page 30]

Sur quels livres obscurs …” et “Sagesse” sont essentiellement deux variantes d’un seul poème qui valorise l’appréciation de la beauté naturelle par comparaison aux études livresques. En décrivant la peinture Saint Jérôme dans son étude (c. 1475) d’Antonello da Messina–choisie comme sujet parce qu’il y a un paon au premier plan–le “je” donne au traducteur de la Bible un conseil surprenant: mettre de côté ses livres hébreux et grecs et entrer dans son jardin, où l’homme saint pourra honorer Dieu en observant les fleurs, l’aurore et le paon dont la beauté illustre mieux que l’Ecriture sainte la puissance de Dieu. Il met en contraste l’obscurité des livres, qui sont dans le tableau rangés sur des rayons obscurs, et la clarté du jardin baigné de soleil et les plumes du paon qui reflètent la lumière.

Le “je” compare l’aube et le paon parce que dans tous les deux se mêlent paradoxalement des éléments en apparence contraires, l’éclat et la gravité:

Dans la grave splendeur d’une aurore de feu
Où passe, solennel, éclatant, impassible,

L’oiseau dont la beauté toujours me fascina….

La beauté musicale du premier de ces trois vers est produite par la série de voyelles ouvertes accentuées et la combinaison de trois d’entre celles-ci avec quatre r. La préférence pour la rime riche et rare est illustrée par “fascina” et “Messina” et “mosaïques,” “hébraïques” et “judaïques.” Morin se sert d’une de ses figures favorites, l’antanaclase, lorsqu’il utilise “mosaïques” dans ses formes adjectivale et nominale, ce qui produit une différence de sens étonnante:

Sur quels livres obscurs des oeuvres mosaïques
                          •      •      •
Ce paon plus rutilant que l’or des mosaïques;

Tandis que le ton de “Sur quels livres obscurs …” est élevé et que son vocabulaire et ses rimes sont recherchés, “Sagesse”–dont le “je” semble être le poète lui-même, qui s’adresse à un “vous” non identifié mais qui ressemble à saint Jérôme et qui dit que la composition de la poésie et l’appréciation de la beauté valent mieux que l’érudition–est écrit dans un régistre lexical plus ordinaire et avec des rimes plus communes et des métaphores moins épatantes. Dans ce poème-ci, Morin va plus loin dans sa critique, accusant l’érudit d’être névrosé, [page 31]

Allez. Entretenez vos savantes névroses!

et dénonçant ses études comme une activité vouée à l’échec, puisque

                     Vos livres, sous la lampe, et leurs plus doctes gloses
                     Vous cacheront toujours l’essentiel secret.
Il relève orgueilleusement la poésie à un niveau au-dessus de
                     l’érudition:

                                                  … j’écrirai ce sonnet
                     Qui raille vos travaux stériles et moroses.

Sa poésie, l’éclatement métaphorique de son coeur, est la transposition en vers de la beauté naturelle qui est la manifestation terrestre du divin telle qu’elle est précisée dans “Sur quels livres obscurs…”:

Les poèmes subtils et les naïves roses
Sont le calme mystère où mon esprit se plaît
                    •      •      •
Je veux…
Mourir…
D’avoir imprudemment fait éclater mon coeur
Sous la sandale d’or de l’heure éblouissante.

Dans trois poèmes, Morin fait l’éloge d’une morale héroïque, révérencieuse et stoïque qu’il situe dans la civilisation grecque ancienne. (Dans “Nuits de mai, I,” Poèmes de cendre et d’or, il parle directement à “Ma muse, païenne et volage”.) Cette morale, l’exactitude de la description, l’idéalisation de la civilisation hellénique, la caractérisation ironique de certains personnages et l’admiration d’une soif de conquête amorale révèlent l’influence des Trophées de Heredia et des Poèmes antiques de Leconte de Lisle.

L’articulation traditionnelle entre les quatrains et les tercets dans “Archer” est basée sur le contraste entre une coutume–la victoire d’un éphèbe aux jeux olympiques et l’attente joyeuse de la foule à ce qu’il offre ses armes à Castor et à Pollux dans leur temple–et une action surprenante qui n’est pas en conformité avec cette coutume–la crainte inexpliquée du jeune héros et sa substitution de guirlandes d’acanthe aux armes comme offrande aux dieux jumeaux. Tout y est bâti sur des antithèses: entre la joie du peuple et la peur du guerrier, entre le triomphe de l’athlète et sa soumission devant l’autel, entre l’art militaire de lancer du javelot et l’art domestique de tresser des guirlandes, entre l’acte public de participer à [page 32] l’olympiade et l’acte privé de la dévotion religieuse. Le contraste entre la description mouvementée et énérgique des quatrains–“Joyeux, le peuple court au temple familier”– et les longues périodes fluides des tercets met en relief une souffrance que le narrateur n’explique pas mais qui inspire de la sympathie. La double remise, au moyen de l’introduction de deux longues expressions adverbiales aux vers 12 et 13, de l’image finale qui révèle le drame personnel du héros est un procédé technique qu’emploie souvent ce disciple de Heredia.

Et, frémissant de crainte et de terreur obscures,
[L’éphèbe] Tressa, d’un doigt novice à tordre les rameaux,
Des guirlandes d’acanthe aux pieds des Dioscures.

Dans “Centaure”, un “je” anonyme raconte la mort du centaure Khirôn, fils de Phyllire et de Saturne, lequel a été blessé par Hercule, et sa mise parmi les constellations, sous le nom de Sagittaire, par Jupiter. Au deuxième quatrain, le poète manie bien les rythmes dans la production du sens, se servant d’exclamations et de phrases courtes pour exprimer la brièveté de la vie du centaure et d’enjambements pour exprimer l’intensité des soins médicaux qu’on lui a donnés et la longueur du temps qu’il a souffert de ses blessures:

Trop brève paix! Hélas! les arts éoliens
Ne surent protéger l’ardent fils de Phyllire…
Vois cet astre. C’est lui, tu peux encor y lire
Le sillon empourpré des dards herculéens.

Morin démontre sa virtuosité technique en reliant au vers 2 une métaphore frappante–l’intensité des couleurs d’une certaine fleur est rapprochée à un état d’âme anormal–, une synesthésie–un phénomène visuel, la brillance des couleurs, est exprimée en termes d’un phénomène auditif, la stridence–et une harmonie imitative double où les éléments sonores sont mêles: les fricatives s v s s et les plosives juxtaposées à une liquide, pr br tr, expriment la vibration des buprestes et la répétition triple de la voyelle i exprime la stridence:

Où le bupreste vibre en son strident délire.

Avec une cruauté amorale qui rappelle celle des conquérants espagnols du Nouveau Monde dans certains sonnets des Trophées, le “je” du poème veut [page 33] émuler le triomphe destructeur du centaure, dont il met en relief les éléments équins:

Je voudrais, triomphal, sans repos et sans voiles,
Broyer fougueusement de quatre sabots d’or
Les mondes écroulés sur ma route d’étoiles.

En écrivant “Thalatta” (en grec “la mer”), Morin s’inspire d’abord du sonnet “La Conque” de Heredia, car dans ces deux poèmes une conque naufragée se plaint nostalgiquement, voulant regagner le lit de mer qu’elle habitait autrefois:

Car la sonore voix de la spire d’émail
Pleure éternellement les jardins de corail.
                                           (“Thalatta”)
Mais ton espoir est vain. Longue et désespérée,
En toi gémit toujours la grande voix des mers.
                                                  (“La Conque”)

Il y a pourtant une grande différence entre les deux textes. Heredia consacre les deux quatrains à la description de la conque qui reproduit le son de l’océan lorsqu’elle sert de caisse de résonnance du vent et il compare dans les tercets la plainte du “je” qui regrette une femme à celle de la conque qui regrette la mer. Morin raconte dans les quatrains l’histoire d’un pêcheur qui rejette dans la mer, réalisant son devoir religieux comme un dévot de Poseidôn et d’Amphitrite, une conque qu’il a pêchée, et il consacre les tercets à la description d’un beau paysage marin qui rappelle “Le Récif de corail,” un autre sonnet de Heredia. Voici l’énumération de plantes sous-marines, y compris les anémones, la couleur pourpre, la nageoire, le cristal, l’or et la juxtaposition des plantes et des animaux marins qu’on trouve dans l’exquis modèle heredien où la flore et la faune deviennent des objets précieux fabriqués par des artistes et des artisans:

Où, sur un lit baigné de cristal et de moire,

Les algues, l’anémone, et le vert romarin
Mêlent leurs fleurs de nacre à la pourpre nageoire
De l’hippocampe d’or et du vif du paon marin.
                                                        (“Thalatta”)
Et tout ce que le sel ou l’iode colore,
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins, [page 34]
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermiculé du pâle madrépore.

De sa splendide écaille éteignant les émaux,
Un grand poisson navigue à travers les rameaux
Dans l’ombre transparente indolemment il rôde;

Et, brusquement, d’un coup de sa nageoire en feu
Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu,
Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude.
                                           (“Le Récif de corail”)

L’originalité de Morin consiste donc de supprimer l’élément romantique–le regret de la femme absente–et d’y substituer le thème de la dévotion au culte, ce qui rend ironiquement le poème du Canadien encor plus parnassien (on pense à l’impassivité de Leconte de Lisle) que le modèle heredien.

Le prochain groupe de trois poèmes expose des ironies de l’existence humaine, un aspect saillant de la vision historique que l’émule semble avoir absorbé lorsqu’il a imité les éléments formels et stylistiques de son maître Heredia.

Dans “Nonnes”, une voix non identifiée adresse la parole à des religieuses qui ont souffert en sacrifiant leurs amours de jeunesse à leur vocation religieuse mais qui, au lieu de renoncer à leur désir, continuent à y penser. La présence d’une question initiale sert à mettre en évidence la quantité et la variété de leurs expériences sentimentales volontairement ou involontairement réprimées:

Quels souvenirs, quels désirs, quels travaux accablants
Ont cerné vos yeux gris aux moires opalines?

En employant l’adjectif inconvenable et suggestif “troublants” pour décrire le lieu de rassemblement des nonnes pour coudre en commun,

     Des lumineux ouvroirs aux choeurs noirs et troublants

et en remarquant le tremblement de leurs doigts,

     Vous errez, un rosaire entre vos doigts tremblants,

cet observateur perspicace s’aperçoit d’un désir inassouvi. Au deuxième tercet, il décrit deux espèces d’oiseaux qui habitent le couvent: [page 35]

Et là, sous l’oeil des paons receuillis et blasés,
Leurs doux cols frissonnant, pudiquement rosés,
Vos tourterelles font des grâces de novice.

Les paons au comportement calme et impassible représentent ce que ces religieuses semblent être actuellement, mais les tourterelles, symboles de l’amour érotique, représentent les jeunes femmes amoureuses qu’elles étaient. Les nonnes gardent les deux espèces d’oiseaux comme des symboles des deux moments de leur vie. Les tremblements de leurs mains correspondent aux frémissements des cous des tourterelles car les souvenirs de leurs premiers amours restent dans leur mémoire. Les “moires opalines” de leurs yeux répètent l’effet de lumière sur le cou des tourterelles, mouvement qui représente la persistance du désir érotique. Le rapprochement au dernier vers de “vos tourterelles” et de “novice”–c’est-à-dire, celle qui subit un temps d’épreuve avant d’être admise comme religieuse– est ironique. Il suggère que tomber amoureuse et souffrir à cause de l’amour sont des conditions préalables pour mener une vie d’abnégation.

“Le Gage” raconte un épisode de l’histoire de la France médiévale: le pape Paul Ier donne au roi Pépin le Bref (714-768) un manteau d’or, de soie et de plumes de paon en gage d’amitié. C’est un sonnet heredien à plusieurs égards: l’évocation d’une époque lointaine au moyen d’allusions politiques (“le Franc,” “les Lombards,” “les Saxons”) et géographique (“Narbonne”) et de vocabulaire archaïque (“vaillante,” “le tocsin,” “l’exarchat,” “festoyer,” “guerroie,” “un pli”), l’admiration des exploits militaires d’un guerrier brutal poussé par le désir du gain, l’absence de tout jugement moral de la part du narrateur, le contraste abrupte et imprévisible entre de grands événements historiques et un moment où dominent le sentiment, la beauté et surtout l’ironie. La gentillesse apparente du pape cache son mobile; ayant vu le militarisme impitoyable de Pépin, un roi chrétien qui a conquis un grand nombre de royaumes chrétiens, Paul Ier habille d’approbation ecclésiastique ce conquérant, espérant qu’il n’envahira pas les Etats papaux. “Pour ses hauts exploits” est la rhétorique qu’emploie hypocritement le pontife pour justifier son alliance avec un prince “sanglant” et “sans merci” qui “vainc”, “anéantit” et “décime” ses adversaires.

Au deuxième tercet, on remarque le coloris somptueux, la description précise des surfaces des matières et l’assouplissement de l’alexandrin au moyen de l’enjambement qu’on trouve chez les parnassiens. Le polysyndote au dernier vers souligne directement la beauté et la somptuosité du manteau et indirectement la puissance dont le pape a doué le roi: [page 36]

Depuis ce jour, Pépin guerroie en se drapant
Dans un manteau, plus beau que la pourpre royale,
Tissé d’or et de soie et de plumes de paon.

Dans “Exorcisme,” Morin invente un épisode dans la vie d’un roi qui s’appelle Louis et qui est probablement Louis IX, ou saint Louis (1214-1270), connu pour sa piété ardente. L’ironie est mordante. Ce souverain puissant a l’air d’être un animal de proie lorsqu’il se promène la nuit,

Louis a mis son masque aigu de loup-cervier….

mais c’est lui qui est en proie à la peur quand il remarque un oiseau de proie qui vole au-dessus de lui et de ses paons:

Car ils ont vu planer dans l’ombre meurtrière
Le guet terrifiant et noir d’un épervier….

L’ironie s’intensifie. Le roi très chrétien porte une amulette qu’il touche superstitieusement de peur que l’épervier ne soit un signe de malheur:

Il fixe, en murmurant quelque vague prière,
Le crépuscule morne et sanglant de janvier.

Alors, même sa prière est dépeinte comme un acte de superstition. Le portrait du roi peureux et pitoyable que dresse le narrateur dans les tercets est la partie la plus intéressante du poème. Sa viellesse est évoquée par “son front chauve et son torse pliant”. Sa paranoia est illustrée par sa peur irrationnelle de la mort: “craignant que soudain son âme ne s’échappe”. Au moyen d’une métonymie géniale, le poète concentre la faiblesse physique et psychologique du roi dans “un doigt peureux, sénile et suppliant” qui touche l’amulette.

Annonçant l’aspect ludique de son deuxième recueil, le poète joue avec la rime, se servant–comme le fait Théodore de Banville dans les sonnets de Rimes dorées et des Princesses–d’une combinaison de rimes à richesse variable: aux vers 1 et 8, “loup-cervier” et “épervier”, mais aux vers 4 et 5, “janvier” et “gravier”; et aux vers 2, 3 et 7, “meurtrière”, “prière” et “meurtrière”, mais au vers 6, “poussière”. Il reprend une de ses figures préférées, l’antanaclase, lorsqu’il emploie “meurtrière” dans deux sens très différents, l’un nominal (“son masque … /Au grillage rayant l’étroite meurtrière”) et l’autre adjectival (“l’ombre meurtrière / … d’un épervier”). [page 37]

Sans faire vraiment partie du groupe de sonnets qui constituent l’art poétique de Morin, “Petrarca” est un hommage au “doux sonnet toscan” et au poète italien qui a perfectionné la forme qu’ont resucitée et perfectionnée aussi quelques-uns des parnassiens, et surtout Heredia. A cette reconnaissance de l’héritage italien du sonnet français le poète rattache un éloge de la souffrance sentimentale de Pétrarque en évoquant des éléments du paysage avignonnais “Auxquels il confiait son amoureux ennui”. Ce poème est remarquable en partie à cause de l’emploi stratégique de l’ale-xandrin trimètre, qu’il utilise au vers 4 pour ponctuer la fin du premier quatrain,

Avant la messe, à la chapelle Sainte-Claire. (4-4-4)

qu’il emploie au début du premier tercet pour accentuer l’articulation entre les quatrains et les tercets, pour reproduire rythmiquement le calme dont parle le “je” et pour mettre en évidence les mots “France” et “toscan” dont la rime intérieure aussi renforce l’idée de la continuité historique,

Dans le calme de l’air de France et du matin (3-5-4)
Le doux sonnet toscan….

et dont il se sert au commencement du deuxième tercet pour réorienter le poème vers le présent, pour introduire le “je’ lorsqu’il relie esthétiquement l’époque de Pétrarque et la sienne, et pour rattacher thématiquement (“ce laurier”, “où soupirait pour Laure”, “son amoureux ennui”) la fin du poème à son début,

Et je me dis que ce laurier peut-être arqua (4-4-4)
La courbe harmonieuse et verte de sa tige
Au temps où soupirait pour Laure, Petrarca.

Vers la fin du Paon d’émail se trouvent deux sonnets qui annoncent, par leurs thèmes et leur subjectivité, Poèmes de cendre et d’or.

Dans “Sur un exemplaire des Bucoliques”, on rencontre pour la première fois un thème qu’on retrouvera au deuxième recueil: le regret de la disparition des divinités et d’autres créatures de la mythologie antique et des bergers de la poésie pastorale ancienne:

Mais je chante et j’appelle en vain:
Le beau Corydon et Tityre
Ont suivi l’exode divin. [page 38]

Par comparaison aux 18 poèmes du Paon d’émail consacrés à l’antiquité grecque et romaine, il n’y en aura que deux au deuxième recueil. D’ailleurs, à la différence de l’invisibilité du poète dans le premier recueil–un principe fondamental du Parnasse anti-romantique–Morin parle ici de la formation de sa propre sensibilité littéraire, de sa fascination avec la poésie bucolique de Théocrite, de Silène et de Virgile.

“Sur un exemplaire des Satires” complète le sonnet précédent. Là, Morin dit combien il aime la poésie satirique de Térence, de Phèdre et de Perse. Quoiqu’il n’ait manifesté aucune tendance satirique dans Le Paon d’émail, on verra dans Poèmes de cendre et d’or un triptyque où le poète dénoncera fervemment et se plaindra amèrement de trois moyens de tran-sport modernes à la manière de Perse, qui trouve toujours lamentable l’époque contemporaine par comparaison au bon vieux temps, c’est-à-dire, qui illustre le thème pejor avis aetas.3

Chez les parnassiens, le “moi” subjectif s’efface pendant que l’oeil d’un observateur curieux décrit objectivement une scène ou des rapports personnels dont il relève le sens caché. Dans le deuxième receuil, le “moi” prend sa place au centre de l’inspiration lyrique. En renonçant à la poétique heredienne à ce moment de sa carrière, Morin écrit des poèmes moins artistiques et moins intéressants mais qui démontrent assez souvent la composition soigneuse, l’attention aux sonorités, l’emploi juste de nombreuses figures, l’ampleur lexicale et le maniement exact des registres, c’est-à-dire, la gamme de procédés poétiques qu’on a notés dans ses premiers poèmes. Deux sonnets illustrent le nouveau subjectivisme de Morin.

“La Course” porte sur le passage inexorable du temps et le stoïcisme du “je” lorsqu’il il contemple l’effet que l’idée de la mort produit sur les autres. Aux quatrains, le poète amplifie une métaphore qui fait du temps un cheval qui broie sur son passage les espoirs, les désirs et les corps humains représentés par des fleurs au bord de la route. Aux tercets, le “je” intoduit une surprise: à la différence du commun des hommes qui pleure et qui se plaint de la fuite du temps, lui l’acceuille avec calme comme le signe de la fin de ses souffrances. Alors, ni l’idée ni la métaphore centrale ne sont originales, mais la musique est extraordinaire. Au vers 8, par exemple, les occlusives t k expriment le choc des sabots et le rythme régulier de l’ale-xandrin trimètre (uuu/uuu/uuu/) exprime l’indifférence du cheval qui détruit tout lorsqu’il poursuit inconsciemment sa course:

Rythment le choc de vos sabots indifférents…. [page 39]

Au vers 11, le mélange de consonnes liquides et fricatives f l f z f r expriment la fluidité qui caractérise la nature changeante et trompeuse de l’espérance:

L’Espérance, la fluide fée aux yeux fourbes….

Au vers 13, les adjectifs “morne” et “sombre”, où se portent les accents secondaires de l’alexandrin tétramètre, ont quelques-uns des mêmes éléments musicaux répétés dans un ordre différent, “obsédante” et “sombre” ont des voyelles nasales accentuées, et la suite de voyelles arrondies en combinaison avec les consonnes liquides l m r n l r l reproduisent musicalement la volupté sentimentale qu’éprouve le ‘je” lorsqu’il contemple la fin de sa vie:

La morne, l’obsédante et sombre volupté….

Au dernier vers, la répétition triple de la voyelle ou suggère la profondeur du gouffre, la métaphore qui représente la mort, et l’accélération du rythme au milieu de l’alexandrin tétramètre (2-4-4-2) reproduit l’accélération du cheval qui court:

D’aller toujours plus vite en approchant du gouffre….

“Enfin c’est l’amicale …” est un poème personnel où le “je” acceuille volontiers la nuit, car c’est le moment où il se souvient d’une femme qu’il a aimée. Dans l’image-maîtresse, “l’heure du cendre et d’or”, les cendres représentent ce qui est mort, terminé, et l’or est l’illumination de la mémoire par les souvenirs. La transformation de la chambre, lieu de recueillement ordinaire, en “temple lumineux” suggère que le “je” idolatre la femme. Au deuxième tercet, les effets de musique sont admirables. Au vers 12, une belle euphonie est produite par la séquence ir ir i et la juxtaposition de voyelles à la fin de “épanouie” reproduit l’ouverture des fleurs de la guirlande. Au vers 13, la série de voyelles ouvertes–dont trois sont précédées de consonnes chouintantes–suivie d’une ou de plusieurs voyelles fermées dans chaque hémistiche souligne l’idée de la transformation magique:

Et que les souvenirs, guirlande épanouie
Changeant la chambre obscure en temple lumineux,
Viennent ensorceler ma pensée éblouie. 4 [page 40]

Les sonnets du Paon d’émail sont réguliers et imitent la forme des Trophées. Sur les vingt sonnets, quinze ont la disposition de rimes préférée de Heredia (72 sur 117), ABBA ABBA CCD EDE, et trois ont une autre disposition que Heredia utilise assez fréquemment (31 sur 117), ABBA ABBA CCD EED. Dix-huit d’entre les sonnets de Morin sont en alexandrins, la seule versification qu’emploie Heredia et, comme celui-ci, avec peu d’exceptions, Morin conserve la jonction entre les quatrains et les tercets comme de point d’articulation entre les deux termes d’une comparaison ou d’un contraste, entre le fond descriptif et le détail révélateur, entre l’exposition historique et un événement futur, entre le paysage immobile et des personnes qui agissent, entre les actions d’autrui et celle du “je”, entre l’apparence et la réalité, entre le grandiose et l’intime, entre la cause et l’effet, entre un conseil et son explication ou entre une catégorie de choses aimées et celle qu’on aime le mieux. Dans son deuxième recueil, pourtant, le poète fait quelques expériences formelles tout à fait originales.5

Sur les trois poèmes où Morin fait l’éloge de ses meilleurs amis, d’autres poètes “exotistes” qui ont partagé son stage parisien, deux sont des sonnets expérimentaux. A la fin de “D’abord à toi, myrionyme …”, dédié à Marcel Dugas, Morin ajoute un quinzième vers pour compléter l’idée élaborée dans les tercets: ABBA ABBA CDD CEE C. Le dernier alexandrin consitue une pointe, une plaisanterie autocritique légère où il met en relief le décalage entre son rêve de devenir un poète célèbre et la façon dont il est obligé de gagner son pain:

Et moi, je traduis, à tant la ligne, la nuit.

D’ailleurs, les rimes A et B varient d’un quatrain à l’autre: aux vers 1 et 4, somptueux” et “fastueux,” et aux vers 5 et 8, “vieux” et “dieux,” aux vers 2 et 3, “fresque” et “mauresque,” et aux vers 6 et 7, “Barbey-d’Aurevillesques” et “funambulesques.” Le caractère ludique et recherché de ces rimes aussi bien que l’hyperbole amusante qui imprègne d’un bout à l’autre cet hymne à l’amitié révèlent l’influence du grand sonnettiste Banville. Son sens de l’humour se manifeste surtout au deuxième quatrain où l’expression des idées est subordonnée au désir de plaire en créant des rimes surprenantes avec des mots qui n’ont vraiment pas de sens:

Ah, que de liens nous lient, mon pauvre vieux,
De l’écureuil, des jours Barbey-d’Aurevillesques,
A nos beaux pélérinages funambulesques
Vers Suresnes, idoine aux jeux de jeunes dieux. [page 41]

L’originalité de “Et non le moindre, à toi …,” dédié à René Chopin, est l’inversion de l’ordre des strophes et des rimes par rapport au sonnet traditionnel. Le caractère seulement approximatif de cette inversion est dû au fait que, tandis que les deux quatrains partagent la même rime aux vers extérieurs, aux vers intérieurs il y a deux rimes différentes, de sorte que la disposition de rimes est ABB CAC DEED DFFD. On se demande pourquoi, si le poète a créé un sonnet à l’envers presque parfait, il n’a pas perfectionné l’expérience en composant des quatrains aux rimes identiques. Il faut conclure que Morin se moque de son lecteur en créant chez celui-ci une attente qu’il deçoit par la suite. Etant donné que le poète dévalorise dans ce sonnet sa propre poésie par comparaison à celle de Chopin, cette “faute de composition” sert aussi à justifier son autodérision. A la dernière strophe, Morin se moque encore de lui-même, disant que ses poèmes sont reliés par des cordes et mis à côté puisque personne ne veut les lire. Il exprime cette pensée avec une élégance extrême qui comprend une allusion classique ironique (Ploutos, le dieu grec des richesses, veut que la poésie de Morin reste inconnue), des mots aux suffixes diminutifs à la manière de Ronsard utilisés pour dévaloriser l’importance de ses propres écrits, un enjambement efficace qui souligne la permanence de son obscurité, une métaphore bizarre qui évoque en même temps la préservation et la disparition permanente de sa poésie, une anadiplose gracile (“loin,/ Si loin”) qui, par son sens et sa juxtaposition ironique, souligne la distance entre le talent de Chopin et le sien, et un néologisme amusant:

Ploutos veut que mes vers, en proprettes liasses,
Momies aux bandelettes sans nard ni benjoin,
Dorment. A toi, centuples laudes d’être loin,
Si loin des tabellionesques paperasses!

A la différence de “l’art pour l’art” qu’est la poésie du Paon d’émail, mais toujours en conformité avec l’idéalisation de l’antiquité grecque et romaine de ce receuil-là, Morin satirise la modernité et regrette la destruction du monde ancien sous l’influence des nouvelles technologies qui démystifient les forces de la nature. Dans une série de trois sonnets inti-tulés “Les dieux s’en vont …”, comme le fait Alfred de Vigny dans “La Maison du berger,” il condamne la monstruosité des moyens de transport contemporains et, comme le fait Giosuè Carducci dans Giambi ed epodi et Rime nuove, il regrette la disparition d’un monde peuplé de divinités mythologiques et gouverné par la religion et d’une nature dont les forces sont mystérieuses, respectées et même craintes. [page 42]

Utilisant la technique satirique de la mise en contraste de l’ancien et du nouveau, Morin évoque, dans les quatrains de “La somptueuse nef d’or…,”6 un navire qui est une oeuvre d’art plutôt qu’un moyen de tran-sport pratique,

La somptueuse nef d’or, de chêne et d’émail,

un objet qui sert à exprimer les sentiments humains fondamentaux,

Messagère de deuil ou porteuse de joie,

duquel on peut exprimer la forme au moyen d’une belle métaphore qui décrit les voiles courbées gonflées de vent,

Dont l’aurique laissait trainer ses glands de soie,

et qui voyage dans une mer qui est un jardin aux couleurs vives et aux formes végétales (cf. “Le Récif de corail” de Heredia),

Parmi l’algue de pourpre et la fleur de corail,

bref, un moyen de transport qui s’harmonise esthétiquement avec le milieu naturel qu’il traverse. Par contre, le nouveau bateau, décrit avec hyperbole dans le tercets, a l’air effrayant, car il est entouré de feu, fait du bruit et jure contre la nature,

De monstrueux vaisseaux, empanachés de flamme
Au tumulte marin mêlent leur cri cinglant….

En plus, il détruit métaphoriquement les êtres mythologiques–symbole de la force redoutable de l’océan–dont le beau chant attirait irrésistiblement les marins à leur perte:

Creusant dans l’eau mouvante un sillage sanglant
Des hélices d’acier mutilent les sirènes.

Ce langage hyperbolique, calculé à inspirer horreur et pitié chez le lecteur, rappelle celui d’André Chénier et d’Auguste Barbier, de grands poètes satiriques que conna”t certainement Morin puisqu’il utilise plusieurs fois des ïambes, leur versification préférée, dans Le Paon d’émail et Poèmes de cendre et d’or.7 [page 43]

Le chemin de fer est dépeint, dans “Voici, forêt lunaire …”, comme un monstre qui fait peur aux centaures habitant paisiblement les bois auparavant. Dans ce texte, le déplacement de l’articulation principale du sonnet, qui se trouve juste après le quatrième vers, constitue une nouveauté structurale. Le premier quatrain évoque un univers poétique peuplé de dieux qui s’y amusent, tandis que les trois strophes suivantes décrivent l’invasion des bois par le train et la réaction terrifiée des êtres moitié équins, moitié humains. Le contraste satirique entre le bien et le mal se construit autour d’une série d’oppositions binaires: l’eau fra”che (“tes nuits … troublées/ Par des frissons de source”) et le feu brûlant (“son haleine embrasée”), la lumière pâle (“forêt lunaire”) et la lumière intense (“une hydre aux anneaux lumineux”, “Lacère le ciel rouge”), la délicatesse diaphane (“… des fuites ailées/ Et les rires des dryades en voiles bleues …”) et l’impureté opaque (‘… vomissant … / Un souffle strié d’or, impur …”) et le mouvement volontaire, joyeuse et ludique (“jeux des dieux”) et le mouvement involontaire, désordonné et instinctif (“Emplit les halliers d’un panique désarroi”, “Haletants de terreur et hennissant d’effroi”). Le mot-clé est l’adjectif “profanés” au milieu du dernier vers:

Dans les bois profanés se cabrent les centaures.

Le nouvel industrialisme n’a ni révérence ni respect pour la nature dont il exploite les resources et détruit l’harmonie. La violence et la laideur des nouveaux produits technologiques manifestent l’impiété de l’homme mo-derne envers le monde qu’il habite.

Dans “Aube, tranquillité”, la stratégie de Morin n’est plus celle des deux sonnets précédents où il montre combien le milieu naturel est contaminé et désharmonisé par des moyens de transport modernes. Dans celui-ci, il juxtapose le silence, le calme, la beauté et le sacré de l’Acropole d’Athènes, symbole de la piété grecque ancienne, et un avion bruissant, laid et irrévérencieux. A la manière de son contemporain Paul Valéry, il se sert d’une série de noms sans verbe pour exprimer l’immobilité éternelle de l’édifice monumental:

Aube, tranquillité, péristyles neigeux
Dressant leur fronton clair sur les pentes hellènes….
                     •      •      •
O silence sacré!

Morin divise ce sonnet-ci d’une façon encore plus radicale que le précédent, car c’est à partir du second hémistiche du vers 4 qu’un témoin [page 44] anonyme évoque l’intrusion visuelle et auditive (“orageux,” “Un sourd vromissement de frelon fabuleux,” “la rumeur grondante des arènes”) d’un avion dans le paysage classique. L’observateur accuse l’avion d’être un “Impie et vertigineux rival d’Eole,” car cette création d’hommes orgueilleux se croit l’égale du dieu grec des vents et, malgré sa laideur et son tapage, ose pénétrer l’espace réservée auparavant à un des plus beaux et silencieux monuments de l’art et de la religion.8

Chez Paul Morin, il est clair que la virtuosité technique l’emporte sur l’originalité. Dans Le Paon d’émail, le poète québécois imite la forme, les thèmes et les procédés techniques des parnassiens et des symbolistes dont il partage évidemment la sensibilité et les idées au sujet de la poésie et du poète.9 Quelques-unes de ces influences continuent à se manifester dans Poèmes de cendre et d’or, où il introduit pour la première fois des thèmes personnels, où il condamne la technologie moderne en imitant des poètes satiriques anciens et modernes et où il fait quelques expériences avec la forme du sonnet. Tout en assimilant et en synthétisant des influences multiples, il n’en est pas moins vrai que Morin arrive à trouver une voix poétique authentique et à forger au moyen de cet instrument des poèmes admirables.10

Selon Maurice Lemire, le succès du premier recueil sert à changer la direction de l’histoire littéraire canadienne:

Le Paon d’émail s’imposait par la perfection de sa forme, par la sûreté du métier et une certaine préciosité…. Au lieu de chanter son pays, Morin s’ingéniait à cultiver le dépaysement. Tous les lieux célèbres de l’Orient et de l’Occident défilent dans ses poèmes. Aucune allusion non plus à la culture chrétienne; au contraire, la mythologie païenne y est à l’honneur…. Malgré une certaine réserve de la critique officielle, Morin prenait figure de chef de file. Il avait démenti l’affirmation des terroiristes qui prétendaient que les Canadiens ne pouvaient pas faire de bonne littérature sans s’inspirer du terroir. Les jeunes dissidents allaient maintenant pouvoir se réclamer d’un heureux précédent. (90-91)

Comme le remarque Gérard Tougas, l’originalité thématique et stylistique de Morin et de ses amis provoque chez certains critiques une réaction négative: “Les préférences françaises et européennes de Morin devaient fatalement lui être vivement reprochées au Canada” (93). La dispute à laquelle Tougas fait allusion est bien illustrée par une autre conférence faite par Camille Roy à l’Université Laval en 1904 intitulée “La nationalisation de la littérature canadienne.” Après s’être demandé si une littérature canadienne peut vraiment exister, le conférencier identifie comme le plus grand [page 45] danger l’absorption des lettres canadiennes dans celles de la France, c’est-à-dire, il exprime le problème en termes d’une crise d’identité:

[S]’il était permis de se servir d’une expression aussi malveillante quand il s’agit de désigner la littérature d’une nation mère du peuple canadien, notre plus grande ennemie c’est la littérature française contemporaine…. [I]l est à craindre que nous ne devenions de pâles imitateurs … [des] romans, [des] poésies, [des] drames … que … l’on publie en pays de France. Ces fréquentations quotidiennes créent parmi nous un goût littéraire tout pareil au goût français; elles font notre mentalité de plus en plus semblable à celle de l’âme française. (191)

Le mot-clé “l’âme” révèle l’inquiétude principale du Monseigneur Roy, car si la France a été ineffaçablement corrompue par la Révolution républicaine athée et anticléricale, le Québec, fondé à un moment où la France était au plus haut degré catholique, est, à son avis, le répositoire de la dévotion chrétienne véritable et authentique. Ainsi le fils vertueux rejette-t-il la mère impure:

Combien différent, en effet, est notre esprit national de l’esprit qui anime la France aujourd’hui! … [L]’âme canadienne … est demeurée beaucoup plus simplement et beaucoup plus complètement pénétrée des traditions de la vie chrétienne. Par toutes ces traditions … nous nous rattachons donc étroitement à la France très chrétienne, à celle qui a précédé ou qui n’a pas fait la Révolution. (193)

Certains critiques nationalistes, comme Louis Dantin, condamnent Le Paon d’émail parce qu’ils trouvent que la pensée et l’écriture de Morin ressemblent tellement à celles d’un Français que ce poète n’est même pas digne d’être appelé canadien: “[Morin] est d’ailleurs, comme René Chopin, si exclusivement français d’esprit et d’allures qu’on hésite à le classer parmi nos poètes de crû, et j’avoue que, si tous lui rassemblaient, cela me ferait douter de l’existence d’une ‘littérature canadienne’” (61). Camille Roy accuse Morin non seulement de ne pas être un poète vraiment québécois–“Et il faut que la dédicace de ce livre nous avertisse que l’auteur est de chez nous … [c]ar, il n’y a rien, dans les vers … qui revèle son origine canadienne-française, qui indique une inspiration locale, une influence du milieu familial, social et régional” (“Le Paon” 289)– mais aussi de ne pas avoir accepté sa responsabilité morale presque sacerdotale:

[C]ette inspiration est aussi païenne, et c’est de quoi nous ne pouvons approuver l’auteur … Il a une bien autre mission: et qui n’est pas celle de s’en aller, [page 46] pèlerin inutile et attardé, aux sanctuaires ruineux de Junon, de Pallas ou d’Eros. Le poète est chargé d’âmes comme tous ceux qui écrivent; et il ne peut, même en esquissant une élégante révérence, se soustraire à son devoir social…. Il faut donc écrire … pour mettre en belle tenue des pensées utiles; il faut chanter pour appeler au vrai temple, au Dieu de son baptême, les âmes distraites … pour célébrer les choses … de sa maternelle patrie.
(“Le Paon” 303, 305, 306)

Pour en revenir aux circonstances biographiques de Morin, à Paris en 1914, à la veille de la Première guerre mondiale, il demande à sa muse de descendre du sommet de Parnasse et de s’intégrer dans le monde actuel. Dans “Nuits de mai, I” (Poèmes de cendre et d’or), il écoute les bruits nocturnes de la ville derrière les volets de sa chambre et il essaie en vain d’imaginer des scènes pastorales antiques auxquelles ils pourraient correspondre. Se rendant compte de l’impossibilité d’accorder cette musique urbaine moderne avec la poésie bucolique ancienne, Morin sort de sa rêverie, reconnaît qu’il habite dans le monde réel et fait ses adieux à l’univers du Paon d’émail:

Mais je suis, tout simplement,
dans le seizième arrondissement
             •      •      •
ma muse, païenne et volage,
descendons de nos nuages
mais ouvrons grandes les fenêtres.

Au moment où le gouvernement de France, sur le pied de guerre, fait rentrer les “exotistes” dans leur pays, les dieux anciens disparaissent de la poésie de Morin. En effet, les sonnets intitulés “Les dieux s’en vont…” affirment le crépuscule de la cosmologie gréco-romaine non seulement dans le monde industriel mais aussi chez notre poète.

Une des premières manifestations de la migration de la muse de Morin, c’est qu’à partir de 1915, il aborde des thèmes chrétiens. Dans Poèmes de cendre et d’or, il publie “Pâques,” où il parle de la Résurrection et du triomphe de l’âme sur le corps, “L’Incertitude,” où il se repent de ne pas avoir chanté le Dieu chrétien dans ses premiers vers et “Petite prière,” où il demande à la Vierge d’intercéder pour lui auprès de Dieu. Dans Géronte et son miroir, on trouve une section intitulée “Ad majorem dei gloriam” dont le sens et l’emploi du latin suggèrent un retour au catholicisme traditionnel. Les poèmes originales de cette partie–les autres sont des traductions de l’anglais–semblent être une expression sincère de sa foi chrétienne. Il y [page 47] écrit de la tranquillité d’esprit qu’apporte la prière, demande à Dieu de lui accorder le calme qu’il a cherché en vain, évoque trois moments émouvants dans la vie de la Vierge Marie et raconte l’épisode où Marie et Joseph cherche un endroit où le Divin Enfant puisse na”tre. La présence de l’inspiration chrétienne dans ses vers semble signaler une réconciliation au moins partielle avec son identité canadienne-française.

Morin s’attend à ce que les critiques ultra-patriotiques l’accusent de renier sa patrie. Le dernier poème du Paon d’émail, adressé “A ceux de mon pays”, est une apologie où le poète justifie son manque d’attention au Canada français dans ce recueil. Il commence par déclarer qu’il n’a pas eu l’intention de passer sous silence la grandeur de son pays:

Et si je n’ai pas dit la terre maternelle,
     Si je n’ai pas chanté
Les faits d’armes qui sont la couronne éternelle
     De sa grave beauté, dans le sens où
Ce n’est pas que mon coeur ait négligé de rendre
     Hommage à son pays….

Ensuite, au moyen d’une filiation culturelle naturelle, il rattache le Québec à la France, ce qui implique qu’en chantant celle-ci il célèbre aussi celui-là:

Et je voulais louer la fleur après la souche,
La mère avant l’enfant.

Enfin, il promet de faire du Canada français le sujet de sa poésie lorsqu’il aura mûri suffisamment, ce qui implique que Le Paon d’émail n’est qu’un péché de jeunesse qu’il faut lui pardonner:

J’attends d’être mûri par la bonne souffrance
     Pour, un jour, marier
Les mots canadiens aux rythmes de la France
     Et l’érable au laurier.

Pourtant, Morin continue à rejeter la valeur du patriotisme–c’est-à-dire le patriotisme de clocher–comme un sujet artistique. Michel Erman note que, de retour au Canada, Morin fonde, avec quelques-uns de ses amis, une revue culturelle dont les rédacteurs continuent à se battre contre la tendance conservatrice terroiriste, définie comme une espèce de nationalisme esthétique, dans le domaine des arts plastiques: [page 48]

En janvier 1918, [Robert Laroque de] Roquebrune, Morin et [Fernand] Préfontaine lancent à Montréal la première revue d’art jamais publiée au Québec: Le Nigog. Il s’agit d’une revue avant-gardiste dont l’unique préoccupation tient en un mot: l’art…. [L]es directeurs du Nigog visaient aussi la conception étroitement régionaliste de l’art qui prévalait à l’époque.. Leur principal rôle fut … [proclamer] la suprématie de la forme sur le sujet, … libérer l’art des contraintes que le nationalisme faisait peser sur lui. … Le Nigog se présente comme l’anti-Terroir, cette revue que les membres de l’Ecole littéraire de Montréal publièrent durant l’année 1909…. (55-56)

Le refus de Paul Morin et de ses camarades intellectuels de se soumettre à l’orthodoxie littéraire de leur époque produit une ouverture vers l’extérieur qui permet à d’autres écrivains de se libérer des contraintes suffocantes du terroirisme. Ils rompent le monopole culturel des critiques et des auteurs qui veulent faire de la littérature un instrument de propagande sociale plutôt qu’une expression authentique de l’imagination. En reliant la poésie canadienne à celle de l’Europe, les “exotistes” orientent les voies de développement littéraire de leur pays dans un nouveau sens salutaire.

 

Notes

  1. A cet égard, Morin ressemble à Emile Nelligan, qui a perfectionné le rondel, forme médiévale ressuscitée à la fin du XIXe siècle par Maurice Rollinat et Tristan Corbière. “Avant Paul Morin, il n’y a pas eu [au Québec] d’autre poète que Nelligan qui soit soucieux de l’éclat, de la beauté et de la perection des rythmes” (Major, 139). Voir aussi Cohen. [back]

  2. Voici un bon exemple de l’assouplissement de l’alexandrin au moyen de l’enjambement. Morin crée en effet un octosyllabe (“Et nul n’est plus heureux que moi”) suivi d’un vers de seize syllabes dont la césure qui se trouve après la syllabe “pen-“ signale l’attention extraordinaire que fait le “je” à la poésie qu’il admire. [back]

  3. Les autres sonnets qui font partie du Paon d’émail sont “Giotto”, où Morin transforme une tour solide dans un produit de l’imagination préservé dans la mémoire au moyen d’un processus de déconcrétisation progressive; “Le soir clair nous conduit …,” dont les sonorités riches, le paysage lunaire, la mélancolie du “je” reflétée dans un jardin fantaisiste néoclassique, le thème de l’absence et les couleurs sombres consituent un bon pastiche des Fêtes galantes de Paul Verlaine; “Chios,” un poème élégiaque qui révèle la nature double et paradoxale d’un paysage grec imbu à la fois de vivacité et de langueur; “Sur Paris endormi”, où un paysage nocturne médiéval est le sujet d’une description nuancée aux couleurs précises mises en contraste les unes avec les autres et aux effets de lumière sur des surfaces qui absorbent et reflètent ces couleurs, c’est-à-dire le mariage de la poétique romantique gothique et de la poétique parnassienne; et “Le Lac,” un poème descriptif qui situe Jean-Jacques Rousseau et Mme de Warens dans [page 49] un paysage baigné de la lumière rougeoyante d’un coucher de soleil et des couleurs vives des fleurs illuminées par ses rayons. [back]

  4. Deux autres sonnets autobiographiques font partie de Poèmes de cendre et d’or. Au début du recueil, dans “Vierge feuillet …”, Morin dit adieu avec regret à la thématique et au style parnassiens (auxquels il ne renonce pas vraiment, comme on l’a vu). Il met en doute aussi sa capacité d’écrire de la poésie parce que les poèmes que conçoit sa pensée sont si chargés d’odeurs et de couleurs et que leur naissance est si instantanée et si énergique qu’ils naissent morts. Dans “L’Incertitude,” Morin se repent d’un aspect de la première étape de sa carrière littéraire: d’abord, il avoue qu’il a négligé dans ses vers son pays natal; ensuite, il se demande si ses compatriotes le pleureront et se souviendront de lui quand il mourra. Il est conscient alors de la critique des partisans de la littérature du terroir qui ont accusé les “exotistes” d’avoir renoncé à leur patrie en cherchant leur inspiration dans les civilisations européenes et orientales anciennnes et modernes. [back]

  5. L’idée de la poésie comme une espèce de jeu est suggérée dans les épigraphes que Mo-rin rattache aux deux poèmes du Paon d’émail qui annoncent Poèmes de cendre et d’or:
              Prima Syracosio dignata est ludere versu
              Nostra, nec erubuit sylvas habitare, Thalia.
                        (Silenus, “Ecloga VI” dans “Sur un exemplaire des Bucoliques”)
              Pallentes radere mores
              Doctus et ingenuo culpam defigere ludo.
                        (Perse, “Satire V” dans “Sur un exemplaire des Satires”) [back]

  6. Au moyen de ce titre et de cette image, Morin rend hommage à l’autre grand virtuose québécois du sonnet, Emile Nelligan, dont “Le vaisseau d’or” est un de ses poèmes les plus célèbres. A la différence de Morin, son devancier utilise “un Vaisseau d’Or” comme une métaphore pour représenter son coeur, qui fait psychologiquement naufrage “Dans l’Océan trompeur où chantait la Sirène” et qui ne découvre dans la mer que “Dégoût, Haine et névrose.” [back]

  7. Le Paon d’émail: “Ami, ne rentrons pas …” (où on lit “alternons sur un rythme léger/ L’ïambe à l’ironique”), “Inscription,” “Ode,” “Conseil” et “A ceux de mon pays”. Poèmes de cendre et d’or: “Invocation” et “Stances.” [back]

  8. Les autres sonnets de Poèmes de cendre et d’or, aussi bien que “Vierge feuillet …” et de “L’Incertitude” (voir la note 7), sont “Sépulcre”, un hommage au poète belge Paul Verhaeren qui meurt et est enterré en France où il s’est réfugié pendant la Première guerre mondiale, un mélange de poésie élégiaque néo-classique et de poésie satirique à la manière d’André Chénier et d’Auguste Barbier; “La Récompense”, qui par son rythme et son thème aurait pu être inspiré par “Demain, dès l’aube …” de Victor Hugo; “De tovtes ces beavtez …”, un excellent pastiche d’un sonnet pétrarquisant français de la Renaissance à la manière de Clément Marot ou de Pierre de Ronsard dont Morin imite le langage, la syntaxe, la versification, l’orthographe, le rythme, l’emploi de l’enjambement, l’articulation thématique entre les quatrains et les tercets, la description physique et morale de la femme aimée, les allusions à la mythologie gréco-romaine, la remise de la pointe au dernier vers pour intensifier l’effet qu’elle fait, les rapports de pudeur et d’admiration de la femme et de l’homme et le paradoxe doux-amer qui caractérise l’expérience amoureuse du “je”; “Palerme,” dont la densité musicale dépend en grande partie de la ressembance des trois premières rimes, dont le coloris délicat rappelle la poésie de Verlaine et dont la description du flottement des couleurs dans l’atmosphère fait penser à la peinture impressionniste; “Midi vénétien,” un retour en arrière à la poétique parnassienne du Paon d’émail (“Et, tel un fastueux collier oriental,/ Chaque goûtte emprisonne, ardente girandole,/ Tout l’azur irisé dans son coeur de cristal.”); “Crépuscule,” encore un exemple de la poésie descriptive à la manière de [page 50] Heredia, admirable pour ses nombreuses harmonies imitatives, ses euphonies, son vocabulaire recherché et évocateur et la richesse extraordinaire des rimes; et “Adieux à Sparte,” où le poète montre sa maîtrise des rythmes dans le cadre de cette forme fixe exigeante et où il féminise génialement la Sparte mâle et militariste en évoquant des souvenirs d’Iphigénie et d’Hélène. [back]

  9. Voir Tougas, 90-93; Dionne 171-73; Erman, 55-61. [back]

  10. En 1960, Morin publie un troisième recueil poétique, Géronte et son miroir qui contient neuf sonnets inédits. Quatre d’entre eux évoquent la vie moderne dans la grande ville moderne, thème que ce poète n’avait pas exploité dans le sonnet. Dans “Jazz,” le “je” du poème invite sa bien-aimée à aller à un club de jazz où ils danseront à cette nouvelle musique jusqu’à l’aube. Dans “Ciné,” Morin satirise les films d’amour et les spectatrices–dont il décrit en termes physiologiques la réaction érotique incontrôlable–qui vivent par substitution des intrigues romanesques du plus mauvais goût. “L’Interimaire” satirise le directeur provisoire d’un bureau commercial qui tyrannise les employés afin de se sentir plus important qu’il n’est en réalité; son complexe de supériorité masque une infériorité palpable. Dans “Dactylo,” le poète relève le tragique d’une femme du peuple exploitée par le commerce, une dactylographe pauvre qui travaille dans un bureau sale et obscur pour un patron ignorant; la forme est remarquable parce qu’il y a trois rimes aux quatrains et seulement deux aux tercets, c’est-à-dire le contraire de la proportion des rimes dans le sonnet régulier. “Perdrix” est un hymne à cet oiseau sauvage où Morin évoque des montagnes grecques et candiennes peuplées des mêmes divinités mythologiques (“Nymphes, faunes impurs et centaures membrus”), intégrant pour la première fois l’imaginaire du Paon d’émail et sa terre natale. Utilisant l’esthétique parnassienne pour peindre son milieu actuel, le poète évoque, dans “Poudrerie”, la beauté de la neige qui tombe sur la ville faisant de celle-ci un paysage fantaisiste délicate (“toute l’hivernale cristallerie,” “une cendre de lis féerique simulacre,” “le froid poudroîment d’une grêle de nacre”). Dans “S.O.S,” il regrette la mort de sa femme, se servant de trois styles poétiques différents (la description idéalisée de sa beauté de jeune épouse; un souvenir prosaïque de leur vie matrimoniale; une prière adressée à Dieu) qui correspondent aux changements de sa perception d’elle. “Omnis memoriae princeps” est un hommage écrit en décasyllabes anglais au roi Georges V dans un registre élégiaque éloquent; là aussi, Morin joue avec la disposition des rimes, utilisant quatre rimes différentes dans les quatrains et seulement deux, croisées, aux tercets. Encore une surprise: ce soi-disant païen écrit une série de poèmes d’inspiration chrétienne. Le sonnet “La maison vide” évoque la Vierge Marie à trois étapes de sa vie: son enfance solitaire mais agréable, l’époque où c’est une épouse et une mère heureuse, et le moment où la mère douloureuse solitaire regagne son foyer en descendant le sentier qui mène du mont Calvaire à Sion; la trajectoire qui commence et finit par la solitude en passant par la plénitude du mariage et de la maternité est extrêmement émouvante. [back]

 

Liste d’ouvrages cités

Cohen, Henry. “Le rondel dans la poésie d’Emile Nelligan.” Studies in Canadian
Literature
14.2 (1989): 105-27.

Dantin, Louis. “Paul Morin ‘Poèmes de cendre et d’or’.” Poètes de l’Amérique française. Montréal, New York et Londres: Louis Carrier; Éditions du Mercure, 1928. 55-65. [page 51]

Dionne, René (éd.) Le Québécois et sa littérature. Sherbrooke: Naaman et Paris: Agence de Coopération Culturelle et Technique, 1984.

Dugas, Marcel. “À propos de M. René Chopin,” Le Nigog 5 (mai 1918). 154-57.

Erman, Michel. “Le thème de l’eau chez les exotistes,” Études Canadiennes / Canadian Studies 27 (1989): 55-61.

Lemire, Maurice. Introduction à la littérature québécoise (1900-1939). Montréal: Fides, 1981.

Major, André. “Les poètes artistes: l’école de l’exil” dans La Poésie canadienne-Française, tome IV des Archives des Lettres Canadiennes, publication du Centre de recherches de littérature canadienne-française de l’Université d’Ottawa. Montréal: Fides, 1969. 135-42.

Morin, Paul. Géronte et son miroir. Ottawa: Le Cercle du Livre de France, 1960.

——. Le Paon d’émail. 2e édition. Paris: Alphonse Lemerre: 1912.

——. Poèmes de cendre et d’or. Montréal: Éditions du Dauphin, 1922.

Roy, Camille. “La nationalisation de la littérature canadienne.” Essais sur la littérature canadienne. Montréal: Librairie Beauchemin, 1925. 187-201.

——. “Notre littérature en service national.” Études et croquis. Montréal et NewYork: Louis Carrier; Éditions de Mercure, 1928. 101-106.

——. “‘Le Paon d’émail’ de M. Paul Morin.” Nouveaux essais sur la littérature canadienne. Québec: L’Action Sociale, 1914. 289-307.

Tougas, Gérard. La littérature canadienne-française 5e édition. Paris: Presses Universitaires de France, 1974. [page 52]